Comment apprenons-nous à devenir mobiles ?

Les aptitudes situationnelles et biographiques de mobilité

Un axe de travail de Mobi.deep est d’identifier les contenus et les modalités de l’apprentissage individuel de la mobilité. Nous présentons une approche des aptitudes situationnelles et biographiques de la mobilité.

Pour se déplacer, il faut savoir lire, agencer une mosaïque d’espaces connus et inconnus ; il faut savoir mettre en œuvre les guides et les machines du déplacement, les codes formels et informels des relations avec les autres… La mobilité s’apprend, dès le plus jeune âge. Mais qu’est-ce que l’on apprend quand on devient mobile ? Nous développons 7 aptitudes. Ensemble, elles façonnent la grammaire de la mobilité.

Nous les répartissons en deux catégories :

  • les aptitudes situationnelles de mobilité ; l’apprentissage procède de l’immersion dans des contextes de mobilité ; ces aptitudes sont la modélisation, l’hybridation, le guidage par le contexte (ou affordance) et les bricolages mobiles.
  • les aptitudes biographiques de mobilité renvoient à la construction de la personne dans l’enchaînement de ses expériences, de ses identités sociales et des imaginaires de mobilité à travers elle se projette dans son avenir.

I- La construction situationnelle des aptitudes

1/ La modélisation

On modélise quand on fait des apprentissages cumulatifs permettant de traiter de plus en plus de situations inconnues. La première fois, la mise en œuvre d’un distributeur de titres peut être compliquée pour une personne. La deuxième expérience l’est déjà un peu moins. A la dixième, le distributeur de titres, quel que soit son design, ne pose plus de problème à l’utilisateur qui aura modélisé des procédures d’usage.

En matière de mobilité, tout ou presque fait l’objet de modélisation, de l’utilisation du point bleu (blue dot) de la géolocalisation à l’organisation d’une gare multimodale. Les sociabilités de la mobilité relèvent aussi de ce processus d’abstraction et de généralisation. Un nouveau venu à la ville ou à la campagne apprend peu à peu à se comporter efficacement dans les interactions avec les personnes croisées en déplacement.

L’augmentation des aptitudes de mobilité d’une personne accroît sa capacité au code-switching, c’est-à-dire sa capacité de navigation d’un univers de mobilité à l’autre, du bus au vélo, de la marche aux espaces virtuels des applis. Les cadres habitués des Uber, du TGV et des aéroports sont souvent des code-switchers de haut niveau. Les jeunes réfugiés arrivant en France au terme de trajets internationaux combinant la marche en zone hostile, plusieurs systèmes de taxis collectifs et de cars sont aussi des code-switchers avisés ; ils sont rapidement opérationnels dans des villes qu’ils ne connaissent pas.

2/ L’hybridation

L’apprentissage de la mobilité nous confronte à un système de machines de plus en plus nombreuses : le bus, le smartphone, le vélo, l’ordinateur, le valideur, les barrières de péage, les bornes de stationnement et bien d’autres. Ces machines accélèrent et augmentent nos capacités de mobilité.

Les outils numériques ont un statut particulier de démultiplication hyper-texte des informations, cruciales pour les voyageurs dans un monde fragmenté. Le numérique construit des nœuds de communication entre, par exemple, les parties prenantes d’une réservation sur un site de covoiturage ou le vendeur d’un billet de train et le loueur d’une voiture. Le numérique hyper-texte permet aussi la navigation simultanée des individus entre l’espace présentiel et les espaces virtuels de Google Earth et Street View, de Gare360 ou encore les applis de transporteurs renseignant en temps réel sur l’état des réseaux. Ces ubiquités augmentent les mobilités. Ces machines, imbriquées les unes dans les autres, créent un filtre sociotechnique entre l’individu et ses espaces. Le bon usage des machines est une condition impérative de la mobilité mais il impose de savoir lire, de savoir utiliser un smartphone, un ordinateur… Les machines de la mobilité sont un service pour une part de la population et en exclue une autre partie, tenue de bricoler des usages.

3/ Le guidage par le contexte ou l’affordance

L’affordance est la caractéristique d’un objet ou d’un environnement dont l’organisation ou l’interface suggère son mode d’usage à l’utilisateur. Un grand nombre d’objets et d’espaces du transport sont efficacement conçus du point de vue de l’affordance. Le voyageur comprend assez vite le geste à opérer quand il se présente ticket en main devant un valideur ; le bouton de demande d’arrêt dans un bus cadre un et un seul usage.

L’idée plus globale de « guidage par le contexte » désigne les aptitudes de mobilité acquises et mises en œuvre par observation et par imitation : suivre le flux des voyageurs dans les couloirs d’une gare lors d’un événement en imaginant que tout le monde va au même endroit ; réussir à ouvrir la porte du métro en regardant comment font les autres ; écouter discrètement les discussions entre eux d’inconnus devant un plan de réseau pour tenter de s’y retrouver soi-même…

L’affordance et le guidage par le contexte sont combinés par des personnes qui apprennent, par exemple, par observation, en quelques semaines, à se repérer dans une gare et à prendre le train.

Dans ces cas, la formation des aptitudes procède par l’immersion attentive et l’imprégnation des situations. L’affordance et le guidage par le contexte sont des méta-aptitudes puisqu’il s’agit d’apprendre à décoder des contextes pour, dans un second temps, intégrer l’aptitude d’usage de leurs composants.

4/ Les bricolages mobiles

L’idée de bricolage a deux niveaux, l’un spécifique (a), l’autre général (b) :

a/ la solution créative permettant de résoudre un problème situé ;

b/ le vaste ensemble des aptitudes de mobilité inconnues des professionnels du transport.

Le premier niveau de bricolage désigne la résolution par une personne d’un problème rencontré à un moment t dans une situation x en mobilisant les ressources disponibles en t et en x, soit « régler le problème au moment où il se pose avec les moyens du bord ». Il peut s’agir d’une erreur de trajet quand on a un rendez-vous important, d’une connexion défectueuse en terrain inconnu ou d’un conducteur absent pour le covoiturage convenu ; la liste est sans fin. Dans ces situations dégradées, des personnes ont des capacités de réaction, de création et d’adaptation. En bricolant des solutions, elles passent l’épreuve et poursuivent leur chemin.

Ces bricolages participent d’une catégorie plus large des manières de faire imprévues et invisibles qui échappent aux savoirs des gestionnaires d’infrastructures et de réseaux. Par exemple :

  • rédiger au crayon sa feuille de route, étape par étape, avant de se lancer dans un périple en transport collectif sans disposer d’un accès aux applis.
  • photographier avec son smartphone une série d’écrans de Google Street View pour se repérer hors connexion en chemin.
  • se faire guider pas à pas au téléphone par une personne à distance connaissant les manipulations d’emprunt d’un vélo en libre-service.

Mobi.deep a identifié 200 aptitudes bricolées. Cette liste est ouverte et peut s’agrandir au fil des enquêtes et au gré de la transformation des environnements mobilitaires, avec le déploiement du gyro-wheel, du Maas, du véhicule autonome…

Les bricolages de mobilité sont pratiqués dans tous les milieux sociaux. Le cadre habitué des aéroports est souvent confronté à des troubles de son déplacement : sa correspondance est annulée, son portefeuille a été volé, il n’y a pas de taxi à l’arrivée de nuit… Il invente alors en situation des manières de faire qu’il peut consolider au fil du temps. Les capacités d’adaptation et de création sont aussi fortes au sein de populations vivant des contraintes mobilitaires marquées : les personnes en situation d’illettrisme et de handicap, les migrants et les réfugiés allophones ou sans papier, les personnes en précarité économique…

II. La construction biographique des aptitudes

1/ Les imaginaires de la mobilité

Les imaginaires interviennent dans la constitution des aptitudes de mobilité. Pour le dire rapidement, l’imaginaire est une représentation de la « société » et de la place que l’on peut y occuper. C’est une projection de soi dans le futur qui combine la perception de son identité personnelle, ses projets, son espace de vie vécu comme plus ou moins facilitant, etc. Et ses représentations de la mobilité.

Nos imaginaires collectifs sont pétris de mobilité. Nos pratiques touristiques, notre attachement et notre détestation de la voiture, la conviction que « les voyages forment la jeunesse » sont au cœur d’imaginaires puissants et partagés à travers lesquels nous prenons notre place sociale.

Les représentations de la mobilité quotidienne sont contradictoires. Le monde mobile est vécu par certains comme une aliénation par des déplacements qui écrasent la vie amoureuse, parentale, amicale. L’imaginaire peut être au contraire celui de la réalisation et de l’émancipation de soi au gré de déplacements qui font naître des potentiels et des ressources. La mobilité peut être appréhendée dans le registre de l’accès à la consommation ou dans celui d’une citoyenneté du monde. La multiplicité des imaginaires d’une société mobile éclaire les appétits et les réticences, les plaisirs et les angoisses qui comptent dans la formation des aptitudes individuelles de mobilité.

2/ L’expérience personnelle

Nous nous déplaçons d’abord avec d’autres, familiaux, et sous leur protection. Puis nous acquérons peu à peu une autonomie. Nous nous déplaçons d’abord dans la proximité au domicile parental puis de plus en plus loin, avec des pratiques modales qui se compliquent, à des échelles régionales, nationales et internationales. Dans le domaine mobilitaire comme dans d’autres, l’enfance et l’adolescence sont des périodes cruciales. Année après année, nous vivons des situations de mobilité successives au fil desquelles nous constituons des stocks d’expériences différents en volume, en complexité et en diversité, faits de l’apprentissage de routines et de conditions dégradées. Ce stock d’aptitudes est élaboré, pour l’essentiel, dans la pratique. La mobilité est une expérience incarnée. Ce n’est pas un discours. C’est un moment vécu par un sujet. On ne l’apprend pas à travers le récit, à travers les mots et les images d’un autre : il faut faire soi-même.

L’expérience revêt aussi une dimension sensible, celle de la perception des sens et des émotions. Des émotions fortes se jouent dans des expériences mobiles. Des jeunes sont fiers de prendre le train seuls pour la première fois. Des habitants de quartier de la géographie prioritaire ont honte de traverser à pied des quartiers mieux lotis, et ils s’en privent. Des personnes ont peur de marcher dans les rues d’une ville la nuit. Des jeunes sont fous de bonheur quand ils partent pour la première fois à l’étranger. Des covoitureurs sont emplis de méfiance en découvrant les passagers du trajet. Des personnes jettent autour d’elles un œil angoissé quand elles pénètrent dans une rame de métro.

Par ailleurs, les lumières, les sons, les touchers, les odeurs, le sec et l’humide, le froid et le chaud, les couleurs, les textures imprègnent nos expériences mobiles.

Les sensations et les émotions sont des véhicules de l’acquisition des aptitudes de mobilité.

3/ La transformation de l’identité individuelle

La mobilité marque souvent les étapes de la vie comme un rite de passage :

  • la première fois où l’on va chercher le pain seul à pied ;
  • la première fois où l’on va à l’école seul.
  • le premier voyage en avion et la première frontière franchie.
  • l’obtention du permis de conduire.
  • le premier smartphone.
  • le départ pour les études dans une ville différente de celle des parents.

Ces « premières fois » mobiles marquent des changements identitaires bien identifiés. Mais les répétitions comptent affectent aussi l’économie globale du sujet. Devenir l’habitué de déplacements à vélo, en voiture, en avion, être un utilisateur routinier de la gare, de l’autoroute, du réseau cyclable confère une identité spécifique à la personne. La nature des franchissements est également importante : un jeune habitant de la campagne ou d’une commune périurbaine qui s’installe en ville pour la première fois pour ses études vit une transformation identitaire à travers le changement de régime mobile (nouveaux paysages, nouveaux modes, nouveaux rythmes…).

Les aptitudes de mobilité sont liées aux identités biographiques.

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